- ANTHROPOLOGIE POLITIQUE
- ANTHROPOLOGIE POLITIQUEL’anthropologie politique poursuit un projet fort ancien orientant déjà la réflexion d’Aristote dans sa Politique : la définition de l’homme en tant qu’être «naturellement» politique. Elle apparaît, sous sa forme moderne, comme une discipline de constitution tardive; elle délimite alors un domaine d’étude au sein de l’anthropologie sociale ou de l’ethnologie. Elle s’attache à la description et à l’analyse des systèmes politiques (organisations, pratiques et processus, représentations) propres aux sociétés estimées primitives ou traditionnelles. Ce qui revient à dire que l’anthropologie politique est un instrument de découverte et d’étude des diverses institutions et procédures assurant le gouvernement des hommes, ainsi que des systèmes de pensée et des symboles qui les fondent et les légitiment.Définir l’anthropologie politique, c’est suggérer les buts principaux qui déterminent sa visée: une interprétation élargie du politique qui ne lie ce dernier ni aux seules sociétés dites historiques, ni à l’existence d’un appareil étatique; une élucidation des processus de formation et de transformation des systèmes politiques, à la faveur d’une recherche parallèle à celle de l’historien; une étude comparative appréhendant les différentes expressions de la réalité politique, non plus dans les limites d’une histoire particulière – celle de l’Europe –, mais dans toute leur extension historique et géographique.C’est parmi les créateurs de la pensée politique du XVIIIe siècle qu’il convient de rechercher les initiateurs de la démarche anthropologique. Le précurseur privilégié reste Montesquieu; parce qu’il «classe» les sociétés selon leurs modes de gouvernement, son apport prépare l’avènement de la sociologie et de l’anthropologie politiques. Rousseau est le plus souvent évoqué, en raison des références au Discours sur l’inégalité et au Contrat social . Il propose les premiers éléments d’une recherche sociale comparative; il élabore une interprétation en termes de genèse : l’inégalité et les rapports de production sont les moteurs de l’histoire; il reconnaît le déséquilibre propre à tout système social, le débat permanent entre la «force des choses» et la «force de la législation». Avec Marx et Engels, certains courants de la pensée politique du XVIIIe siècle viennent en résurgence; leur œuvre comporte l’ébauche d’une anthropologie politique avec la reprise en considération du système dit du «despotisme oriental» et de ses manifestations historiques. Ils considèrent des problèmes de genèse: celle des classes sociales et de l’État.C’est également sous cet aspect que les premiers anthropologues ont envisagé les phénomènes politiques; Henry Maine, dans son étude comparative des institutions indo-européennes, décèle deux «révolutions»: passage des sociétés de status aux sociétés de contrat, passage des sociétés de parenté aux sociétés politiques (Ancient Law , 1861); L. H. Morgan consacre plusieurs chapitres de son Ancient Society (1877) à l’«idée de gouvernement» et à l’évolution des formations sociales et politiques; puis, à quelques années d’intervalle (1924 et 1927), deux anthropologues américains, W. C. McLeod et R. H. Lowie, tentent de déterminer le rôle respectif des facteurs internes et des facteurs externes dans la formation de l’État «primitif». Mais le moment important en ce domaine correspond aux années trente, époque à laquelle se multiplient les recherches sur le terrain et les élaborations théoriques ou méthodologiques qui en résultent. Les unes et les autres conduisent à une meilleure délimitation du champ politique et à une meilleure appréhension de la diversité de ses aspects.1. Le domaine du politiqueL’information ethnographique résultant des enquêtes directes révèle une grande diversité des formes politiques «primitives», depuis les bandes (eskimo, amérindiennes, pygmées) jusqu’aux grands États (comme ceux de l’Afrique occidentale et centrale). Si cette variété appelle les classements et les typologies, elle impose aussi la question préalable du repérage et de la délimitation du champ politique. À cet égard s’opposent deux camps: maximalistes et minimalistes. Les premiers pourraient avoir pour devise l’affirmation de Louis de Bonald: «Il n’y a pas de société sans gouvernement»; ils qualifient de politiques les institutions qui assurent la direction et le maintien de la société globale (tribu, chefferie, royaume, État-nation). Les seconds se montrent négatifs ou ambigus en ce qui concerne l’attribution d’un gouvernement à toutes les sociétés «primitives»; ils affirment l’existence de sociétés dépourvues d’organisation politique et vivant dans un état d’anarchie. En fait, la constatation négative est très vulnérable; elle n’exprime le plus souvent que le manque d’institutions politiques comparables à celles qui régissent l’État moderne, ce qui justifie les tentatives qui visent à briser une dichotomie trop simpliste, opposant les sociétés tribales aux sociétés à gouvernement nettement constitué et «rationnel».Repérage du domaine politiqueQuatre procédures ont pu être retenues séparément ou conjointement pour délimiter le domaine politique. La première utilise les modes d’organisation spatiale : c’est ainsi que Max Weber caractérise l’activité politique, en dehors du recours légitime à la force, du fait qu’elle se réfère à un territoire aux frontières précises; la deuxième prend en considération les fonctions qui, sous leur forme la plus générale, sont vues comme assurant la coopération interne et la défense de l’intégrité de la société contre les menaces extérieures; une troisième procédure fait appel aux modalités de l’action politique , toute action sociale devenant politique lorsqu’elle cherche à contrôler ou à influencer les décisions concernant les affaires publiques; et la dernière, aux caractéristiques formelles qui incitent les analystes «structuralistes» à considérer le politique sous l’aspect de la prépondérance d’une structure sur toutes les autres, dans une société unifiée.Cet inventaire simplifié des démarches est aussi celui des obstacles rencontrés par les anthropologues qui ont abordé le domaine politique. Il montre que les délimitations demeurent imprécises ou contestables, que chaque école a sa manière propre de les tracer, tout en utilisant souvent les mêmes instruments. C’est dans les sociétés dites à «gouvernement minimal» et à «gouvernement diffus» – selon les formules de L. Mair – que l’incertitude est la plus grande. Les mêmes partenaires et les mêmes groupes peuvent y avoir des fonctions multiples – dont les fonctions politiques – variant selon les situations, comme dans les pièces de théâtre à un seul acteur. Les buts politiques ne sont pas uniquement atteints par le moyen des relations qualifiées de politiques et, à l’inverse, ces dernières peuvent satisfaire des intérêts d’une nature différente (économiques, par exemple). L’essence du politique semble toujours échapper lorsqu’on croit la saisir.Le pouvoir politiqueLes notions de pouvoir , de coercition et de légitimité s’imposent nécessairement, et d’une manière solidaire, au départ de toute recherche théorique. Mais la première est en position dominante. Le pouvoir, quelles que soient les formes qui conditionnent son emploi, est reconnu dans toute société humaine, même rudimentaire. Il est constamment au service d’un système social qui ne peut se maintenir par la seule intervention de la «coutume» ou de la loi, par une sorte de conformité automatique aux règles. De plus, toute société réalise un équilibre approximatif et reste de ce fait vulnérable. Les anthropologues débarrassés des préjugés fixistes, non soumis à la fascination structuraliste, reconnaissent cette instabilité potentielle, même en milieu «archaïque». Le pouvoir a donc pour fonction de défendre la société contre ses propres faiblesses, de la conserver «en état», pourrait-on dire, et, si nécessaire, d’aménager les adaptations qui ne sont pas en contradiction avec ses principes fondamentaux. Enfin, dès l’instant où les rapports sociaux débordent les relations de la parenté, il intervient entre les individus et les groupes une compétition plus ou moins apparente, chacun visant à orienter les décisions de la collectivité dans le sens de ses intérêts particuliers. Le pouvoir politique apparaît, en conséquence, comme un produit de la compétition et comme un moyen de la contenir.Ces constatations entraînent une conclusion. Le pouvoir politique est inhérent à toute société: il provoque le respect (relatif) des règles qui la fondent; il la défend contre ses propres imperfections; il limite, en son sein, les effets de la compétition entre les individus et les groupes. Ce sont ces fonctions conservatrices qui sont généralement considérées. En recourant à une formule, on définira le pouvoir comme résultant, pour toute société, de la nécessité de lutter contre l’entropie qui la menace de désordre. Une société est d’autant plus «vivante» que sa vigueur de réaction contre l’entropie est plus grande. Il ne faut pas en conclure que cette défense ne recourt qu’à un seul moyen, la coercition, et ne peut être assurée que par un gouvernement bien différencié. Tous les mécanismes qui contribuent à maintenir ou à recréer la coopération interne sont à considérer.Le pouvoir politique vient d’être envisagé en tant que nécessité; il importe maintenant de considérer ses deux aspects principaux: sa sacralité et son ambiguïté . Par l’intermédiaire du sacré, les sociétés sont appréhendées comme garantes de sécurité collective et comme purs reflets de la coutume ou de la loi; elles acquièrent ainsi une transcendance s’imposant aux individus et aux groupes particuliers. L’ambiguïté du pouvoir n’est pas moins manifeste; il apparaît, à la fois, comme nécessité et comme danger, en raison de sa force de coercition. Il est, en même temps, accepté (en tant que garant de l’ordre et de la sécurité), révéré (en raison de ses implications sacrées) et contesté (parce qu’il justifie et entretient l’inégalité). Tous les régimes politiques sont affectés de cette ambiguïté, qu’ils se conforment à la tradition ou à la rationalité bureaucratique.Relations et formes politiquesLes relations politiques sont généralement définies de manière fonctionnelle: ce sont celles qui permettent d’exercer une emprise, un pouvoir ou une autorité. Mais cette démarche analytique rencontre des difficultés qui lui sont inhérentes; elle sépare des éléments, des rapports, qui ne prennent leur signification qu’en raison de leur situation dans un ensemble. Les essais qui tentent d’isoler, et de définir, un ordre de relations dites politiques trouvent rapidement leurs limites.Les formes de l’organisation politique ne peuvent plus être simplement réparties entre deux catégories: «sociétés sans État» et «sociétés à État»; celles-ci se répartissent entre plusieurs types selon le degré de concentration et le mode d’aménagement du pouvoir, les modes de légitimité, la nature de la stratification sociale qui régit la répartition des gouvernants et des gouvernés; celles-là ne se conforment pas davantage à un modèle unique, organisant le gouvernement sur la base des groupes de descendance, des «rangs», des classes d’âge, des statuts sociaux. En fait, la grande diversité des formations politiques ne permet pas l’élaboration de typologies simples.2. Le politique et ses supportsL’anthropologie politique ne contribue pas seulement à une meilleure délimitation, et à une meilleure connaissance, du champ politique. Elle envisage, d’une manière novatrice, le rapport du pouvoir aux structures élémentaires qui lui fournissent sa première assise, aux types de stratification sociale qui le rendent nécessaire, aux rituels qui assurent son enracinement dans le sacré et interviennent dans ses stratégies.Parenté et pouvoirL’anthropologie moderne, loin de concevoir parenté et politique comme des termes exclusifs l’un de l’autre ou opposés l’un à l’autre, a révélé les liens complexes existant entre les deux systèmes, et fondé l’étude théorique de leurs rapports à l’occasion de recherches conduites «sur le terrain». On a constaté, à diverses reprises, que les relations politiques s’expriment aussi dans le langage de la parenté et que les manipulations de la parenté sont un des moyens de stratégie politique. La recherche actuelle le montre en accordant son attention aux situations révélatrices , aux stratégies et manipulations concernant le pouvoir et l’autorité.Les sociétés dites segmentaires, organisées sur la base des clans, des lignages et des alliances résultant des échanges matrimoniaux, ne sont pas dépourvues de rapports de prééminence ou de subordination. Les clans et les lignages ne sont pas tous équivalents; les premiers peuvent être différenciés, spécialisés et «ordonnés»; les seconds peuvent conférer des droits inégaux selon qu’ils se reportent à telle ou telle catégorie d’ancêtre fondateur; les uns et les autres peuvent être distingués pour des nécessités d’ordre rituel qui comportent des incidences politiques et économiques.Un exemple emprunté à la littérature anthropologique classique paraît nécessaire: c’est celui des Nuer, éleveurs du Soudan étudiés par E. Evans-Pritchard. Leur société, en réduisant au minimum les relations inégales, sans cependant les éliminer, constitue une sorte de cas limite. Dans les diverses sections territoriales, un clan ou lignage principal occupe une position prédominante; Evans-Pritchard le dit «aristocratique» (évoquant ainsi son statut supérieur) tout en observant que «sa prédominance lui donne plus de prestige que de privilèges». Au moment des initiations imposées aux adolescents, des lignages disposant d’une prérogative rituelle – formés par les «hommes du bétail» – fournissent les dignitaires qui ont la charge d’ouvrir et de clore le cycle; ils interviennent ainsi dans un système qui assure la socialisation des individus et les répartit dans des groupes d’âge à statut différencié, ceux des aînés, des égaux et des cadets; ils jouent un rôle politique. Enfin, une fonction rituelle particulière, celle de notable «à peau de léopard», appartient également à certains lignages extérieurs aux clans dominants; elle confère la position de conciliateur dans les différends graves et de médiateur dans ceux qui concernent le bétail. Elle a, elle aussi, des implications politiques. Tels sont les éléments qui définissent la vie politique des Nuer. Evans-Pritchard précise que «les hommes les plus influents» se caractérisent par leur position clanique (ils sont «aristocrates») et lignagère (ils sont chefs de famille étendue), par leur situation d’âge (ils ont le statut d’aîné), par leur richesse en bétail et par leur «forte personnalité». À défaut d’une autorité politique bien différenciée, la prééminence, le prestige et l’influence résultent de la conjugaison de ces inégalités minimales.Dans les sociétés de ce type (segmentaires), la vie politique diffuse se révèle plus par les situations que par les institutions politiques; il s’agit de sociétés où les structures politiques sont les moins «visibles» et les plus «intermittentes». La prise des décisions concernant la communauté fait apparaître des hommes prééminents ou dotés d’autorité, des hommes de rang supérieur, des conseils d’anciens, des chefs occasionnels ou institués. Les conflits individuels qui imposent l’intervention de la loi et de la coutume et le redressement des torts subis, les antagonismes qui débouchent sur le feud (la guerre privée) ou sur la guerre sont autant de circonstances manifestant les médiateurs et les détenteurs de pouvoir. Par ailleurs, l’affrontement insidieux est, autant que l’affrontement direct, un révélateur de la vie politique au sein des sociétés lignagères. C’est ainsi que la sorcellerie – dans son ambiguïté – peut révéler indirectement une opposition cachée, ou contribuer au renforcement du pouvoir par la crainte qu’elle inspire et que ce dernier utilise à son avantage.Stratification sociale et pouvoirUne des tâches de l’anthropologie politique est de montrer les formes particulières que prennent le pouvoir et les inégalités sur lesquelles il s’appuie dans le cadre des sociétés traditionnelles. On peut évoquer, d’abord, les inégalités primaires fondées sur des critères naturels (sexe et âge) et «traitées» par le milieu culturel au sein duquel elles s’expriment; elles instaurent une hiérarchie de positions individuelles situant les hommes par rapport aux femmes, et chacun de ceux-ci dans leur groupe selon leur âge; ensuite, les formes élémentaires de la stratification sociale qui résultent de l’ordre selon lequel se rangent, avec une capacité et des droits inégaux, les clans ou les lignages et les groupes ou «classes» d’âge; enfin, les stratifications sociales complexes qui se résolvent en un arrangement hiérarchique (rangs, ordres, états, castes), régissent ainsi une participation inégale (ou exclusive) au pouvoir, aux richesses et aux symboles de prestige et impliquent généralement des traits culturels différenciés; elles peuvent préfigurer une structure de classes sociales.Mais le concept de classes sociales fait problème; son usage en anthropologie reste limité ou ambigu. La théorie marxiste paraissait elle-même inachevée, ou hésitante, en ce domaine; et les ethnographes soviétiques reconnaissaient la difficulté en utilisant le terme «protoclasse». La question de la pertinence est néanmoins posée. Il paraît légitime de réserver le concept de classes aux seules sociétés politiquement unifiées – ce qui implique l’existence de l’État – où les forces économiques déterminent la stratification sociale prédominante , et où les rapports antagonistes peuvent menacer l’ordre social et le régime politique établis.La complexité des rapports de la stratification sociale au mode d’organisation du pouvoir politique apparaît à chaque étude de cas. Ainsi, à propos de la société des Haoussa du Nigeria septentrional: celle-ci est fondée sur la conquête, établie à partir d’entités ethniques bien différenciées, régie par un État vigoureux; les hiérarchies sociales et politiques s’enchevêtrent en son sein, mais les fonctions à titres associées au pouvoir royal sont les plus dispensatrices de prestige et de privilèges et constituent en quelque sorte la hiérarchie de référence. Le système a pu sembler déconcertant, ou, pire, inextricable. Sous-jacentes, on décèle les inégalités instaurées entre les ethnies, et les inégalités élémentaires établies selon le sexe, l’âge, la position dans les groupes de parenté et de filiation. D’autre part, la fonction accomplie détermine un ordre hérarchique qui confère à chacun un statut et un rang: au sommet, les aristocrates ayant le monopole des charges politiques; à la base (onzième rang), les bouchers, qui forment le groupe le plus discrédité. Chaque groupe dispose d’une hiérarchie interne, plus ou moins instituée, et la réussite personnelle y assure une sorte de promotion. Les rapports entre groupes distants sont presque inexistants, sauf dans le cas des relations d’autorité. En fait, cet agencement ordonné des groupes socio-professionnels s’inscrit dans une hiérarchie d’ordres ou états: aristocrates, notables et lettrés de l’islam, hommes «libres», serfs et esclaves domestiques. L’organisation politique et administrative régit une hiérarchie de rangs et d’offices qui domine l’ensemble; celle-ci s’établit selon le statut (le lignage royal se situant évidemment en tête) et selon la charge détenue. D’une certaine manière, ce tableau est simplifié; il suffit néanmoins à montrer combien (et comment) le pouvoir politique peut être enraciné au sein de systèmes d’inégalités multiples et imbriquées.Religion et pouvoirLe pouvoir est sacralisé parce que toute société affirme sa volonté d’éternité et redoute le retour au chaos comme réalisation de sa propre mort. Dans les sociétés qui sont moins tournées vers la nature pour la dominer que liées à elle (y trouvant, à la fois, leur prolongement et leur reflet), la parenté du sacré et du politique s’impose avec force. Les principes qui règlent l’ordre du cosmos et l’ordre des humains sont souvent homologues. Ils font apparaître une répartition en deux catégories: d’un côté, les puissances qui président à l’harmonie cosmique, défendent l’homme dans l’intégrité de son être, veillent à la prospérité matérielle et au bon fonctionnement du système social, souvent incarnées dans la personne du souverain; d’un autre côté, les forces provocatrices de l’effervescence, du changement, des anomalies, des transgressions affectant l’ordre politique ou religieux, que le sorcier peut manifester. Ce dualisme explique que toutes les sociétés, même celles qui paraissent les plus «figées», soient obsédées par le sentiment de leur vulnérabilité. À propos des Dogon du Mali, G. Calame-Griaule (Ethnologie et langage. La parole chez les Dogon , 1966) montre comment cette société assure, avec force, la lutte contre la destruction et la continuelle conversion du déséquilibre en un équilibre semblant conforme au modèle primordial. Diverses procédures contribuent à une remise à neuf: rituels de la chefferie (le chef pouvant avoir, comme en Nouvelle-Calédonie, une responsabilité quasi cosmique), rituels et enseignements prescrits par l’initiation qui conditionne l’accès à la plénitude sociale, cérémonial associé aux échanges matrimoniaux qui contribue souvent à un rajeunissement des rapports sociaux, cérémonial des funérailles qui débouche à la fin du deuil sur une purification et une nouvelle alliance avec la collectivité des ancêtres, etc.Un effort semblable de renforcement des règles, et finalement du pouvoir, se décèle lors de la pratique des «actes à rebours» et du recours aux rituels d’inversion ou de rébellion dramatisée. L’histoire de l’Antiquité révèle une très ancienne utilisation de ces mécanismes. Les Kronia grecques comme les Saturnales romaines provoquent un renversement (joué) des rapports d’autorité, régénérateur de l’ordre social. Comme Rome, Babylone recourt à un roi de moquerie et impose le retournement des positions de rang au moment de la fête des Sacées. À cette occasion, l’esclave qui a tenu le rôle du roi, donnant des ordres, usant des concubines du souverain, s’abandonnant à l’orgie et à la luxure, est pendu ou crucifié. Ce pouvoir débridé est un faux pouvoir, un fauteur de désordre et non un créateur d’ordre; il fait désirer le retour au règne de la règle. Les anthropologues modernes ont repris l’examen de ces procédés qui tendent à purifier le système social en maîtrisant les forces dissolvantes et à revitaliser périodiquement le pouvoir. Ainsi, Max Gluckman propose des illustrations africaines des «rituels de rébellion» (Order and Rebellion in Tribal Africa , 1963).Il convient de rappeler l’affirmation initiale: le sacré est une des dimensions du champ politique. La religion peut être un instrument du pouvoir, une garantie de sa légitimité, un des moyens utilisés dans le cadre des compétitions politiques. Non seulement le rituel, mais le mythe aussi se soumet à cette contrainte. B. Malinowski a considéré ce dernier comme «une charte sociale», comme un outil manipulé par les détenteurs «du pouvoir, des privilèges et de la propriété». Les mythes ont, sous cet aspect, une double fonction: ils expliquent l’ordre existant en termes «historiques» et ils le justifient en lui donnant une base morale, en le présentant comme un système fondé en droit. À l’inverse, la stratégie du sacré sert aussi à limiter ou à contester le pouvoir. Il est des recours rituels qui permettent de contenir le pouvoir suprême ou de récuser les gouvernants abusifs. Il est des formes religieuses d’expression de la contestation radicale; ainsi, les mouvements prophétiques et messianiques révèlent, dans des situations de crise, la mise en cause de l’ordre existant et la montée de pouvoirs concurrents.3. Les aspects de l’État traditionnelLes anthropologues politistes ont tenté de caractériser l’État dit traditionnel, et de déterminer les conditions de son émergence. Dans ces deux entreprises, ils ont rencontré des obstacles difficiles à surmonter.L’État traditionnel ne peut être défini par un type (ou modèle) sociologique qui l’opposerait radicalement à l’État moderne. Dans la mesure où il est un État, il se conforme d’abord aux caractéristiques communes. Organe différencié, spécialisé et permanent de l’action politique et administrative, il requiert un appareil de gouvernement capable d’assurer la sécurité au-dedans et sur les frontières. Il s’applique à un territoire et organise l’espace politique de telle manière que cet aménagement corresponde à la hiérarchie du pouvoir et de l’autorité, et assure l’exécution des décisions fondamentales dans l’ensemble du pays soumis à sa juridiction. Moyen de domination, tenu par une minorité qui a le monopole de la décision politique, il se situe en tant que tel au-dessus de la société dont il doit néanmoins défendre les intérêts communs. En conséquence, l’organisation étatique traditionnelle est un système essentiellement dynamique, exigeant le recours permanent aux stratégies qui maintiennent sa suprématie et celle du groupe qui le contrôle. Les recherches anthropologiques nouvelles imposent de ne plus négliger (ou ignorer) ces aspects: l’État traditionnel permet effectivement à une minorité d’exercer une domination durable; les luttes pour le pouvoir au sein de cette dernière – auxquelles on réduit souvent la politique propre à ces sociétés – contribuent plus à renforcer la domination exercée qu’à l’affaiblir. À l’occasion de ces compétitions, la «classe politique» se durcit et pousse vers le point maximal le pouvoir qu’elle détient en tant que groupe.L’État traditionnel possède évidemment des traits distinctifs. Il concède, par nécessité, une large place à l’empirisme; il se crée, le plus souvent, à partir d’unités politiques préexistantes qu’il ne peut abolir et sur lesquelles sont établies ses propres structures; il parvient mal à imposer la suprématie du centre politique et conserve un caractère diffus qui le différencie de l’État moderne centralisé; il reste menacé par la segmentation territoriale. Par ailleurs, le souverain correspond à un modèle bien défini. Il détient le pouvoir en vertu d’attributs personnels (non sur la base de critères extérieurs et formels) et en raison d’un mandat reçu du ciel, des dieux ou des ancêtres royaux, qui lui permet d’agir au nom de la tradition considérée comme inviolable et d’exiger une soumission dont la rupture équivaut à un sacrilège. Le pouvoir et l’autorité sont si fortement personnalisés que l’intérêt public, propre à la fonction, se sépare difficilement de l’intérêt privé de celui qui l’assume, l’appareil gouvernemental et administratif ayant recours à des «dignitaires», à des notables tenus par le jeu des relations de dépendance personnelle, plus qu’à des fonctionnaires. Enfin, la relation au sacré reste toujours apparente, car c’est en s’y référant que l’État traditionnel définit sa légitimité, élabore ses symboles les plus révérés, exprime une part de l’idéologie qui le caractérise.Le problème de la genèse de l’État est l’un de ceux qui, par les élaborations théoriques qu’ils suscitent périodiquement, jalonnent l’histoire de la discipline. Déjà discuté par les «fondateurs», il continue à orienter certains des travaux récents. Les premières théories – et les plus nombreuses – lient le processus de formation du pouvoir étatique au fait de la conquête , envisagée comme créatrice de différenciation, d’inégalité et de domination. R. Lowie a été l’un des premiers à nuancer cette thèse. Il fait remarquer que les conditions internes peuvent suffire et observe que les deux facteurs principaux – la différenciation inégalitaire et la conquête – «ne sont pas nécessairement incompatibles».À la faveur de recherches plus récentes, le rôle relatif de la conquête a été réévalué. On a pu suggérer de différencier nettement les États «primaires» des États «secondaires» (ou dérivés). Les premiers sont ceux qui se formèrent, à la faveur d’un développement interne ou régional, sans qu’intervienne le stimulus d’autres formations étatiques préexistantes; ce sont les moins nombreux: ceux de la vallée du Nil et de la Mésopotamie, foyers des plus anciennes sociétés à État, ceux de la Chine, du Pérou et du Mexique. Les seconds résultent d’une «réponse» imposée par la présence d’un État voisin, véritable pôle de puissance qui finit par modifier les équilibres établis dans une zone plus ou moins étendue. Nombre de sociétés étatiques d’Asie, d’Europe et d’Afrique ont pu s’édifier selon ce mode, bien que par des procédés divers.Dans l’anthropologie implicite ou explicite que le marxisme a esquissée, le processus interne de transformation a été souligné: le passage de la communauté primitive à une société où l’État devient le principal mécanisme d’intégration sociale, le principe unificateur. Cette orientation a incité à identifier les formes de transition , qui présentent encore des aspects de société communautaire et possèdent déjà des aspects de société à «classes» (ou protoclasses) et à pouvoir d’État institué.4. Perspectives de l’anthropologie politiqueL’anthropologie politique, par la pratique scientifique qu’elle définit et les résultats acquis, exerce une influence sur la discipline mère à partir de laquelle elle s’est formée. Sa simple existence lui confère une efficacité critique à l’égard de cette dernière. Elle contribue à modifier les images communes qui caractérisent les sociétés considérées par les anthropologues. Celles-ci ne peuvent plus être vues comme des sociétés unanimistes – à consensus obtenu mécaniquement – et comme des systèmes équilibrés, peu affectés par les effets de l’entropie. L’étude des aspects politiques conduit à saisir chacune de ces sociétés dans sa vie même, dans ses actes et ses problèmes, au-delà des apparences qu’elle exhibe et des théories qu’elle induit.Les agencements sociaux se révèlent approximatifs, la compétition toujours agissante, la contestation (directe ou insidieuse) jamais abolie. L’anthropologie politique, parce qu’elle opère sur une réalité essentiellement dynamique , requiert de prendre en considération la dynamique interne des sociétés dites traditionnelles. Elle conduit nécessairement à une évaluation critique du structuralisme. E. Leach, à partir de son étude exemplaire des Kachin de Birmanie, souligne les dynamismes mis en œuvre dans les systèmes politiques réels et l’instabilité de ces derniers; il montre que l’équilibre est dans le modèle (celui que la société se donne ou celui que l’anthropologie construit), non dans les faits. De son côté, M. Gluckman recourt à la notion d’équilibre oscillant pour interpréter la dynamique de certains États traditionnels africains; il nuance ainsi une conception restée jusqu’alors trop statique.Les anthropologues politistes ont aussi largement collaboré aux entreprises qui dissocient la théorie politique et la théorie de l’État. Ils ont enfin repéré certains des détours que la politique emprunte dans ses cheminements; elle est présente dans les sociétés les plus démunies, comme elle reste agissante dans les situations les plus défavorables à sa manifestation. Pour les mêmes raisons, les sociétés humaines produisent toutes du politique et sont toutes ouvertes à l’histoire.Les développements les plus récents de l’anthropologie politique conduisent, au-delà, à une connaissance plus profonde des phénomènes politiques, du pouvoir. Ils révèlent à quel degré la dramatisation politique est partout l’expression du débat permanent entre ordre et désordre, conformité et transgression. Ils montrent, prolongeant l’apport psychanalytique, que le pouvoir a son enracinement jusque dans le corps des sujets et la sexualité. C’est là son assise la plus irréductible.
Encyclopédie Universelle. 2012.